Lorsqu’on fait des recherches sur l’histoire des cartes postales, il faut s’attendre à tout. Mais là, j’ai quand même été un peu surpris. La « Psychologie Ethnique » était une discipline très à la mode à la fin du XIXème et au début du XXème siècle ! Il y a de très nombreuses façons de s’intéresser aux cartes postales, mais je n’ai rencontré cette expression qu’une seule fois, dans la « Revue Hebdomadaire » de Septembre 1902, Tome X, sous la plume d’un auteur qui signe : M.W.
M.W. s’est penché sur l’étude comparative des cartes postales Allemandes et Françaises, à une époque où l’on ne plaisantait pas avec le patriotisme. Il met en évidence le rôle éducatif et suggestif des cartes postales. Et surtout, dans cet exposé, M.W. nous livre un aperçu global de l’état de la production cartophile en France en 1902, sujet rarement abordé avec autant de précision par les chroniqueurs de cette époque. Mais laissons-lui la parole :
Les cartes postales illustrées
« On a beaucoup parlé des cartes postales illustrées ; comment pourrait-il en être autrement ? Leur triomphe n’éclate-t-il pas à toutes les devantures, n’a-t-on pas été jusqu’à mobiliser les voiturettes des marchandes de quatre saisons pour les transformer en étalages ambulants ! Leur nombre augmente tous les jours et les chiffres que nous citerons tout à l’heure sont dignes d’émouvoir les statisticiens les plus blasés. Cette mode, malgré son manifeste succès, est loin d’avoir encore atteint chez nous celui qu’elle a su trouver depuis longtemps dans les pays Germaniques. Pourquoi ? On semble ne s’être jamais préoccupé de ce problème, moins futile qu’il n’en a l’air. Qu’on nous permette donc de faire, à propos de cartes postales, un peu de psychologie ethnique…
Si les Français ne sont entrés qu’avec tant de lenteur dans ce mouvement qu’on peut qualifier de mondial, on ne saurait leur reprocher ni le manque d’initiative ni l’insuffisance de leur génie d’affaire.
Toutes les traditions de l’esprit français sont contraires à cette réforme dans nos mœurs.
Elevés dans le respect de la civilisation latine, imprégnés de philosophie, de poésie et d’éloquence, nous sommes avant tout et surtout des raisonneurs, des spéculatifs, amoureux de mots et non de faits. Le document n’a jamais joué dans l’éducation française qu’un rôle accessoire. L’enseignement chez nous est livresque, exclusivement, et la salle d’école n’ayant au mur qu’un tableau noir, vide le plus souvent d’inscriptions ou de croquis, est, encore aujourd’hui, de facile rencontre.
Il n’y a, à cela, rien que de très logique et de très naturel ; par éducation autant que par tempérament, nous sommes des auditifs plutôt que des visuels.
La parole entendue exerce sur notre intelligence une action supérieure à toute image, à toute figuration graphique.
Cette différence de méthode ne s’explique que par nos dons imaginatifs. La faculté de se représenter, d’avoir des visions subjectives, est particulière à notre race et est la base même de sa grandeur littéraire. Ces qualités ont pour conséquence logique de nous faire considérer le roman illustré comme une sorte de barbarisme. Nous y voyons la preuve que l’auteur manque de talents descriptifs ; nous y craignons des déformations de notre idéal représentatif sous le crayon d’un dessinateur inhabile ou insuffisamment inspiré par la conception génératrice de l’œuvre. Non seulement cette adjonction nous paraît inutile, mais elle nous semble contraire au véritable esprit de l’œuvre littéraire. Les illustrations sont des béquilles intellectuelles, lorsqu’elles ne sont pas un simple luxe de librairie.
La carte postale illustrée ne doit point chercher ailleurs la cause de son insuccès premier parmi nous. Elle a acquis droit de cité cependant, autant par esprit d’imitation que par ses promesses de moindre effort.
Les moralistes blâment la théorie du moindre effort, mais sont obligés d’en reconnaître l’empire. Chaque fois que l’individu se trouve place devant deux moyens d’action qui aboutissent au même but, il choisit celui qui lui demande le moins de fatigue, physique ou cérébrale. Hier, le voyageur désireux de narrer aux siens son émerveillement devant une cathédrale gothique de province, était dans la nécessité de faire une description détaillée et littéraire de l’édifice ; aujourd’hui, la carte postale illustrée à dix centimes lui évite cette peine et économise son temps.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette seule question, et les littérateurs seraient en droit de protester, comme les moralistes, contre cette théorie de progrès, négatrice et destructrice d’art. On se plaignait au début du dix-neuvième siècle que le style épistolaire fût mort. Que dirait-on aujourd’hui ! Pourtant, la force de la tradition a encore ici été un obstacle à l’introduction de la mode nouvelle. On ne savait plus écrire, mais on se piquait de conserver les formes, ces pauvres formes dont tout le monde se moque, mais sur lesquelles reposent encore, quoi qu’on dise, les bases mêmes et le charme discret de nos relations sociales.
Les usages mondains font encore aujourd’hui considérer la carte postale, illustrée ou non, comme une familiarité qui se supporte tout juste. On écrit sur carte postale à ses fournisseurs, et encore ! Les familles françaises n’admettent que deux modes de correspondances : le télégramme, lorsqu’il y a hâte ou manque de temps, et la lettre cachetée en toute autre occurrence. Tout ce qui n’est pas lettre et télégramme n’est pas lu et dédaigné. Et cela est si vrai que la réclame commerciale s’est vue dans la nécessité d’adopter la lettre affranchie à quinze centimes pour avoir quelque chance d’atteindre le client.
La carte postale illustrée a subi les coups de cette défaveur. Elle remonte le courant assez lentement à ce point de vue, encore faut-il remarquer qu’elle ne sert qu’accidentellement à la correspondance, et n’est jusqu’ici que prétexte à la banalité de vœux plus ou moins opportuns, et surtout à l’envoi de petits cartons à prétentions artistiques qui intéressent à ce seul titre.
Le Français enfin étant peu voyageur ; il n’avait donc que rarement l’occasion d’envoyer, de telle ou telle sous-préfecture, la vue des remparts ou du monument local.
L’exemple des hordes anglo-saxonnes, le Baedeker en main, a secoué la torpeur de nos compatriotes et ruiné leurs goûts sédentaires. Tartarin lapin de garenne a définitivement vaincu Tartarin lapin de choux ! Devenu voyageur, le Français parti à la découverte de sa patrie n’aurait nullement ressenti le besoin de demander aux papetiers d’Avignon la carte postale avec la vue du château des Papes, ou à ceux du Havre la série des divers monuments et bassins, si l’exigence des étrangers, habitués à trouver chez eux ces accessoires indispensables de leur vie errante, n’avait nécessité, dans l’intérêt même du commerce, l’édition de ces cartes d’une vente profitable et assuré. La demande étrangère avait créé la chose ; le Français s’en servit, comme nous l’avons dit, par esprit d’imitation et sens pratique.
Mais il y a, entre la carte postale Française et la carte postale Allemande, l’abîme d’une conception différente. Pour nous, malgré tout, c’est un jeu, un luxe peu coûteux, une fantaisie aimable, ce qu’on voudra, mais nous ne saurions y attacher une véritable importance. Chez nos voisins, c’est autre chose : la carte postale a une signification, un but déterminé, une philosophie que je voudrai retrouver en France.
Alors qu’en Allemagne le moindre anniversaire de grand homme voit nécessairement éclore sa floraison de cartes postales, il répugnerait au camelot Parisien de mettre en vente un Michelet ou un Taine entouré de figures allégoriques et présidant du haut d’une carte postale aux fantaisies épistolaires de nos plus jeunes contemporains. Ce serait risquer à coup sûr les désagréments d’un « bouillon ». Pourquoi ce qui est une bonne affaire de l’autre côté du Rhin en est-elle une mauvaise en deçà ? On pourrait l’expliquer peut-être de ce fait que nous aimons moins nos grands hommes.
Alors que Goethe et Schiller ont leur musée et ont groupé autour de leur nom des pléiades d’érudits et d’amateurs voués à leur culte exclusif, Lamartine n’a que quelques dévoués qui font vivoter un petit journal ; Hugo devra à M. Meurice son musée, qui n’est pas encore accessible au public et qui ne sera jamais, quoi qu’on fasse, un centre de pèlerinage bien fréquenté. S’il en est ainsi des poètes, personnalités charmantes et bienfaisantes, qu’en sera-t-il de tous ceux dont nos querelles intestines éloignent l’une des moitiés de la France politique ? L’Allemagne, au contraire, vit de traditionalisme : ses grands hommes, de quelque parti qu’ils fussent sont ses grands hommes. Autour de ceux qui ont, par leur génie ou leur activité, contribué au trésor général de la patrie, le peuple dresse des couronnes de son admiration reconnaissante. Cet éclectisme généreux unit, au lieu de diviser ; il est le lien solide qui rattache les millions d’individus, si différents de tempérament et d’idées, qui forment la nation Allemande et les retient sous le même drapeau.
Peut-être sommes-nous trop riches en grands hommes, et cette abondance seule est-elle la cause de notre ingratitude. Je ne sais, mais je retiens seulement ce fait comme particulièrement significatif des tendances opposées des esprits Germains et Français.
L’étude de la carte postale Allemande est féconde en renseignements de toute nature sur l’Allemagne : son âme et sa civilisation. Qu’on nous permette donc de l’entreprendre et de nous y attarder.
Et d’abord quelques chiffres. En 1899, 602 millions de cartes postales furent expédiées et timbrées par les soins de l’administration générale des postes Allemande ; en 1900, le chiffre était monté à 736 millions. On n’a pas encore le chiffre de 1901, mais l’on peut supposer qu’on approche le milliard. La population totale de l’Allemagne étant de 52 millions, chaque habitant reçoit donc une moyenne de 15 cartes par an. Désireuses de se rendre compte d’une façon plus précise du mouvement postal, l’administration Allemande fit recenser, du 9 août au 16 août 1901, les seules cartes postales illustrées jetées dans les boîtes de l’empire. Le chiffre quotidien atteignait en moyenne 1.446.928 cartes postales, rapportant en bénéfice net à l’Etat 86.263 francs.
Par un calcul aussi simple que classique, nous pouvons fixer un minimum de 35 millions comme recette annuelle du budget de l’empire, du seul fait des cartes postales.
Les chiffres qui nous ont été obligeamment communiqués par M. le sous-secrétaire d’Etat aux postes et télégraphes sont, hélas ! Loin d’approcher ceux-là ! 60 millions de cartes postales ! En un an, ce que les Allemands produisent en un mois !
Pour en revenir aux cartes postales Allemandes, il est facile de même logique de supposer que les 736 millions de cartes émises en 1900 n’ont pas toutes pour sujet des paysages, des cathédrales ou des châteaux pittoresquement en ruine. A côté de la carte commémorative, dont nous parlerons en détail plus loin, fleurit la carte politique, qui mérite de retenir un instant l’attention.
L’une d’elles représente, par exemple, l’empereur Guillaume II dans cette attitude de héros Wagnérien qu’il affectionne particulièrement. Il apparaît, vêtu de blanc, casqué d’or, tel un nouveau Lohengrin, tenant de la main droite un flambeau qui symbolise la paix et mettant en fuite des fantômes grimaçants qui représentent divers fléaux et notamment la guerre, que la Triplice, à en croire la légende de l’image, doit supprimer de la surface de la terre.
Cela prête à rire peut-être, mais ce n’est pas sans influencer cependant les âmes simples en idéalisant leur souverain. La carte postale devient ainsi une école de loyalisme.
Parmi la multitude de cartes politiques d’une semblable inspiration, il en faut citer une autre, intéressante à plus d’un titre, ne serait-ce qu’au point de vue des collectionneurs, puisqu’elle est aujourd’hui cotée 40 francs sur le marché des cartes postales. Inutile de la décrire longuement ; puisque nous le reproduisons ici. C’est la carte de la duplice et de la triplice : d’un côté, les empereurs d’Autriche et d’Allemagne et le roi d’Italie ; de l’autre, le Tsar et M. Félix FAURE. « VERSICHERTE FRIEDE » (La Paix assurée), dit la légende. Remarquons que les plateaux de la balance penchent du côté de la triplice, et passons à une autre.
Lors de l’occupation de Kiao-Tcheou par les Allemands, on vit longtemps aux vitrines de Berlin une carte représentant un marin Prussien en tenue de campagne, fumant sa pipe, tandis que de ses lourdes bottes il pesait sur les nattes de deux infortunés Chinois, hurlant de douleur.
La récente guerre de Chine donna un nouvel essor à cette imagerie, sans modifier d’ailleurs les sentiments charitables à l’égard des Célestes. La carte éditée à la nouvelle de l’assassinat du Baron De Ketteler, ambassadeur d’Allemagne à Pékin, a au moins le mérite de la franchise.
Sortant du domaine de la politique générale, nous trouvons la carte commémorative destinée à réchauffer le zèle dynastique des sujets des petits Etats Allemands. Citons la carte pour la première communion des princes de Lippe, pour les noces d’argent du Duc de Hesse, etc… Ces cartes sont éditées plusieurs mois avant l’évènement. Il y a à cela deux raisons : d’abord, une concurrence effrénée qui oblige les éditeurs à prévoir et à ne pas se laisser distancer par leurs rivaux, puis une spéculation intelligente basée sur l’expérience. On est friand du futur, on n’achète que rarement le souvenir d’un évènement passé.
Le fait de la publication anticipée des cartes commémoratives a eu ses côtés tragiques et douloureux. On avait mis en vente à Vienne, dès le mois de juillet 1898, des cartes commémoratives du Jubilé de l’Empereur, qui devait avoir lieu le 2 décembre. Ces cartes représentaient l’Empereur et l’Impératrice. Or, le 10 septembre, la malheureuse Impératrice Elisabeth mourait à Genève sous le poignard d’un assassin. On dut aussitôt retirer ces cartes du commerce, ce qui leur donne un caractère de rareté particulièrement triste.
Signalons enfin, dans les à-côtés de la politique, la carte pour le désarmement : « SIND SIE FUR ABRÜSTUNG ? » (Êtes-vous pour le désarmement ?). C’était une propagande silencieuse qui n’a d’ailleurs désarmé personne, surtout pas les malheureux agents des postes chargés de timbrer et de transporter des innombrables petits cartons.
J’ai parlé de Goethe et me suis promis d’y revenir parce qu’ici on a envisagé un avantage plus sérieux dans la diffusion des cartes postales. Le culte du grand homme ne devait pas être purement nominal, mais se doubler et se compléter par un enseignement. Sur chaque carte rappelant un des épisodes de la vie du poète, on joignit quelques vers choisis dans son œuvre, en expliquant le caractère et l’importance. C’était faire un cours de littérature et d’histoire. Schiller n’est pas moins bien partagé.
Sur la carte qui représente son logis de WEIMAR, se lit cette épigraphe empruntée à Goethe : « La place où un homme de bien a passé sa vie est sanctifiée, et pendant plus d’un siècle son verbe et ses actes retentissent encore aux oreilles attentives de la postérité. »
Par l’abondance, la répétition, l’obsession même de la carte postale, l’Allemand connaît ses poètes, ses artistes, ses grands hommes, dans leur vie et dans leurs œuvres.
Tout concourt, à n’en pas douter, au développement intégral de l’idée de la force et de l’unité Allemandes, à la gloire de tout ce qui évolue dans son cadre. Ne faut-il pas également dire un mot du patriotisme de clocher, qui trouve ici même sa place ?
Heidelberg met en vente des cartes postales où elle s’intitule « la belle ». Mayence lui répond par l’épithète louangeuse de « perle du Rhin ». Bonn surenchérit en se nommant « ville des Muses ». Toutes ces villes ont eu quelque poète qui les a chantées. Nous retrouvons leurs vers à côté de l’image. Cette rivalité de coquetterie entretient une constante et bienfaisante émulation.
Les petits peuples ont suivi cet exemple.
Il existe des collections Souabes, Wurtembergeoises, Hanovriennes avec des scènes de la vie du peuple, des reproductions de costumes, accompagnées de devises en patois ou d’explications détaillées.
Nous avons depuis peu quelque chose de semblable avec la série de scènes bretonnes éditées par Théodore BOTREL.
A côté de ces cartes que l’on peut qualifier d’intellectuelles, nous devons nécessairement trouver une variété de productions sans caractère défini, répondant à des besoins plus ou moins précis.
Quelques-unes sont pourtant typiques et méritent de nous arrêter.
Telle la carte de voyage. Dans toute gare Allemande, au moyen d’un distributeur automatique, vous pouvez vous la procurer. Elle a naturellement comme toute autre, une ou deux photographies de la ville ou de la contrée, mais là où l’originalité commence, c’est dans le formulaire imprimé qui s’y trouve joint. Tous les détails intéressant les amis du voyageur y sont prévus : santé, temps, voisins de wagon, arrivée, contrariétés, état du porte-monnaie, qualité du vin ou de la bière, etc… Vous remplissez le questionnaire au moyen de lapidaires adjectifs et jetez à la boîte.
Dans le même genre, la carte postale militaire. Agrémentée d’un triptyque symbolique représentant les diverses expressions du tourlourou qui reçoit une lettre, un colis postal ou une lettre chargée, elle contient un tableau complet des modes d’expédition des colis postaux et de lettres chargées à l’adresse des militaires, avec l’indication des réductions de tarif consenties. En dessous cette phrase dépouillée d’artifices : « Mes chers parents, je vous prie de conserver précieusement cette carte postale et vous recommande d’user fréquemment des indications qui y sont contenues. »
Ce mode de tapage est évidemment candide, mais n’en est peut-être pas plus mauvais pour cela !
Bonne à tout, la carte postale n’a pas été négligée par la réclame !
Et nous entrons ici dans le domaine du fantastique.
Un restaurateur d’IENA, ancien élève de l’Université, lance la vue de son hôtel, y joint son portrait et une phrase latine, qui peut ainsi se traduire : « Je suis tout embrasé de l’amour de l’Université. »
Un marchand de charbon donne un fac-similé de son anthracite, les périodiques illustrés, des spécimens de leurs illustrations ; des organisateurs de concerts, la photographie du quatuor qui doit exécuter la…dans la salle de… et cela devient une fantasia échevelée de petits cartons multicolores qui s’engouffrent dans les boîtes aux lettres.
Les hôtels, les restaurants, les cafés, les clubs ont leur carte postale ; les membres des associations d’étudiants ont la leur, dont ils se servent exclusivement. Les rentiers ont la vue de leur immeuble ; pour le jour de l’An, on envoie sa photographie, tirée en simili sur carte postale. Bientôt il y aura autant de cartes postales qu’il y a d’Allemands, chacun ayant la sienne, et le grand empire semblera quelque gigantesque boulevard, obscurci comme en un jour de carnaval par un vol de confettis géants de format quadrangulaire !
Revenons en France et comparons.
La petite enquête à laquelle nous nous sommes livrés nous a fourni quelques chiffres intéressants. Le catalogue de 1902 d’une des principales maisons de commission de Paris, A. L’Hoste, nous donne 700 séries de cartes postales, séries de 2, 6, 10 et 12 cartes, ce qui représente environ 7.000 cartes différentes ; le tirage moyen des cartes étant de 2.000, nous arrivons à un chiffre de 14 millions de cartes. La maison L’Hoste fait à la fois l’édition et le courtage. Sur ces 700 séries, la grande majorité est composée de sujets dits fantaisies artistiques, tels que les portraits d’artistes, scènes décolletées, tableaux du Louvre, scènes de QUO VADIS, etc… Nous avons cité le chiffre de 2.000 comme celui du tirage moyen d’une carte postale ; certaines cartes cependant ont atteint des chiffres infiniment supérieurs, telle la série de « L’AIGLON », d’après les photographies de Boyer, qui est parvenue au record de 700.000.
Une carte postale ordinaire en noir revient à 2 francs le cent pour un tirage de 10.000 ; elle est revendue deux sous pièce, ce qui laisse donc une marge de 8 francs que se partagent l’imprimeur, le courtier et le marchand de détail. La concurrence obligeant des rabais, la carte est souvent vendue 5 centimes, ce qui laisse encore 3 francs de bénéfice par centaine.
A côté de la série de « L’AIGLON », qui tient le record, citons le voyage du TSAR en France (Compiègne-Betheny) avec 200.000, la série du FORT CHABROL avec 80.000, l’Incendie du Théâtre Français avec 60.000. Enfin, parmi les cartes légères, la Journée d’une danseuse, 12 dessins de Fredillo, édités par la maison Boisserand, dont 40.000 exemplaires ont été vendus.
Cette dernière maison s’est fait une spécialité de cartes gravées en taille-douce à 20, 25 et 35 centimes pièce ; de portraits historiques d’après le Louvre et Versailles. La série compte à ce jour une centaine de spécimens entrant pour 4 à 500.000 dans le total général des éditions Françaises.
Il y avait intérêt à connaître, à côté des chiffres des gros éditeurs Parisiens, ceux de la province. Nous remercions ici nos aimables correspondants, dont nous ne pouvons malheureusement citer toutes les réponses. M. Eugène Robert, de Grenoble, qui fait exclusivement les vues du Dauphiné, accuse un chiffre de 300.000 de tirage et de 260.000 de vente ; M. Armand Waron de Saint-Brieuc, qui s’occupe de la Bretagne, a vu son chiffre d’affaires augmenter dans des proportions qu’il est intéressant de relever : en 1899, 16.000, en 1900, 190.000, et en 1901, 475.000, représentant environ 500 vues, ce qui donne un tirage de 1.000 cartes par vue. M. Chambiau de Villefranche, qui s’occupe de la région du Beaujolais, édite 40 cartes en phototypie de la contrée avec un débit annuel de 40 à 60.000 cartes. M. Henry Guillier de Libourne, nous donne les renseignements suivants : « Nous avons commencé à éditer nos cartes postales en janvier 1898. Nous avons fait depuis ce jour 2.400 vues différentes à 1.000 exemplaires, chacune des départements de la Gironde, Dordogne, Lot et Garonne. Le chiffre moyen de nos éditions est de 1.000 ; il n’est souvent que de 500, mais nous avons 4 à 500 numéros qui ont été tirés et retirés à 2.000 et 2.500 exemplaires. L’une d’elles, la cathédrale Saint-Front à Périgueux, a atteint 6.000 exemplaires. »
Retenons enfin l’affirmation de M. Lefebvre de Bergerac, que dans le pays de Cyrano le plus petit village de 100 habitants a ses vues en cartes postales.
Parmi les grands éditeurs de province, il faut citer la maison Bergeret de Nancy, qui imprime et tire en phototypie chaque année des millions de cartes, non seulement pour ses propres éditions, mais pour les autres maisons de province ou de Paris, insuffisamment outillées, qui lui envoient leurs clichés photographiques. L’extension prise par la carte postale en France a nécessité la création d’une publication spéciale, LE CARTOPHILE, qui paraît mensuellement depuis deux ans et annonce toutes les nouveautés ; d’un CARTOPHILE-CLUB et d’un Almanach des cartes postales illustrées.
Il y a donc dans cette manifestation nouvelle de l’engouement populaire, quelque chose de significatif qui méritait d’être signalé. Il ne nous reste qu’à souhaiter de voir ce qui n’a été au début qu’un jeu, servir, comme en Allemagne, des intérêts supérieurs. » M.W.
Les « intérêts supérieurs » évoqués par M.W. ont-ils bien été servis par les cartes postales ? La formule est trou floue, trop imprécise pour répondre à cette question. S’agissant des intérêts de la Patrie, il aura fallu pas moins de deux guerres mondiales et la fondation de l’Europe (encore balbutiante de nos jours sur bien des sujets) pour obtenir la paix entre la France et l’Allemagne. Les cartes postales ont donc eu beaucoup de difficultés à servir les « intérêts supérieurs ». Elles auront surtout servi de gagne-pain aux photographes, éditeurs, imprimeurs et revendeurs. Elles ont fait connaître l’originalité de certains sites, l’architecture et les curiosités de nos villes et de nos villages, pour le plus grand bénéfice des syndicats d’initiatives et des offices du Tourisme.
103 ans plus tard, nous sommes bombardés d’images animées sur nos écrans d’ordinateurs, de télévision et de téléphone. Servent-elles des intérêts supérieurs ? Sans nul doute. Il suffit de savoir ce que coûte trente secondes de passage sur une chaîne très regardée pour comprendre qu’il y a quelque part des « intérêts supérieurs » adaptés aux nouveaux médias.
Nous sommes en pleine mondialisation. A ce rythme, un jour, nous aurons tous les mêmes besoins et les mêmes fournisseurs. Alors il ne nous restera que les cartes postales pour évoquer avec nostalgie, le plaisir d’avoir reçu quelques mots manuscrits d’un ami ou d’un être cher, accompagnés d’une image fixe représentant un paysage, proche ou lointain, connu ou inconnu, mais qui incitait à la rêverie. Et qui nous rapprochait par la pensée de l’expéditeur de la carte.
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