En 1907, Charles Le Goffic (1863-1932, écrivain, poète et futur académicien) apprend que le livre d’Alphonse Daudet, Tartarin de Tarascon, va être adapté en pièce de théâtre.
Il décide de se rendre à Tarascon pour enquêter sur le célèbre Tartarin. Sur place, le premier élément qu’il découvre n’est autre qu’une carte postale représentant la maison du célèbre chasseur de fauves. Tout naturellement, il souhaite visiter la villa de Tartarin, où il est fort courtoisement reçu, mais il en ressort cependant en éprouvant une forte sensation de scepticisme.
Il poursuit ses recherches auprès d’un homme qu’il admire Frédéric Mistral.
Charles Le Goffic publie le résultat de son enquête dans le Gil Blas du 21/05/1907.
Je vous invite à le suivre dans ses aventures provençales, qui auraient pu s’intituler : « Méfiez-vous de certaines légendes imprimées sur les cartes postales qui ne sont parfois que des… tartarinades. »
« Tartarin de Tarascon ?… Il y eut un temps où tout Tarascon, que dis-je ? Tour le Midi protestait contre sa réalité, le déclarait outrageusement apocryphe et inexistant. Le Midi et Tarascon, depuis lors, ont pris le parti de la résignation : ils ne contestent plus Tartarin. Son ostracisme a cessé. Tartarin n’est pas encore promu, « en » Tarascon, au rang de héros national. On chercherait inutilement sa statue sur le « course » ou près de la vasque aux poissons rouges qui mire, dans le Jardin public le buste champêtre de J.Desanat, « troubaïre tarascounen » ignoré du Larousse.
Mais déjà l’industrie des cartes postales s’est emparée de sa mémoire.
… Sur le chemin d’Avignon, à main gauche la porte de la Condamine franchie, une maison, la troisième. Découvrez-vous : ici vécut Tartarin. « Jolie petite villa tarasconnaise, dit Daudet, avec jardin devant, balcon derrière, des murs très blancs, des persiennes vertes… Du dehors la maison n’avait l’air de rien. Mais quand on entrait, coquin de sort !… »
Je suis entré. J’ai toutes les candeurs en voyage. Une carte postale illustrée, que je venais d’acheter dans un bureau de tabac ne représentait-elle pas la « villa Tartarin », la villa, le jardin et le baobab, tels qu’ils sont parvenus jusqu’à nous ? « Le corps du héros tarasconnais », précisait la légende inscrite sur la carte repose au fond du jardin, dans un magnifique tombeau, qui est chaque année, le jour de la Saint Hubert, l’objet d’un grand pèlerinage. Dans le vestibule de la villa, on a placé tout récemment les bustes de Bravida et de Costecalde. Galéjade, direz-vous. Eh ! On ne sait jamais, avec ces diables de Provençaux. Le tombeau, le baobab, le pèlerinage, les bustes, oui, peut-être, galéjade ; mais la maison ? La maison existe, elle, au moins, puisqu’on la photographiée.
Et il existe aussi, cet excellent M. Tourtet, bon vieillard aux airs de patriarche qui m’y reçut, entouré de ses enfants et de ses petits-enfants, m’en fit visiter les grandes pièces singulières, voûtées en ogive, me promena, une heure durant, sous les gommiers nains, les palmiers minuscules, les cactus en pot et les calebassiers sans calebasse du fameux jardin, grand comme un mouchoir de poche, qui n’avait pas son pareil dans toute l’Europe…
– Mais le baobab ? Demandai-je à M. Tourtet ;
– Eh ! bé… il est mort. Il n’a pu survivre à son maître, le pôvre !
Que voulez-vous répondre à cela ? Et ce M. Tourtet a de si bonnes raisons, par ailleurs, pour croire que sa villa est bien la maison de Tartarin. Il la loue en garni aux officiers de la garnison. Ces hommes de guerre, flattés de loger sous le toit du héros tarasconnais, ne regardent point à quelques écus : trois capitaines de hussards, MM. Pascal, Delescluze et le marquis de Corny s’y sont déjà succédé. La tradition n’est que momentanément interrompue : on n’imagine pas la maison de Tartarin habitée « bourgeoisement » par quelque vague percepteur ou quelque sous agent des contributions indirectes. La poudre appelle la poudre.
– Evidemment, dis-je à mon hôte.
Parus-je manquer de conviction au bon M. Tourtet ? Ma formule lui sembla-t-elle une adhésion polie, mais dénuée d’enthousiasme ? Il s’en aperçut et, avec cette condescendance charmante, ce besoin d’expansion soudaine, cette familiarité, cet abandon qui font douter, quand on cause depuis un quart d’heure avec un Tarasconnais, si l’on n’a point gardé toute sa vie la tarasque ensemble :
– Tenez, me dit-il, je ne veux rien vous cacher, à vous qui êtes un ami. Cette maison n’a pas toujours été la maison de Tartarin. Son propriétaire était un M.S… à qui la fortune fut cruelle… Aie ! et qui se pendit. Mais dans les premiers temps, ses affaires marchaient bien. Alors, vous comprenez, comme il était l’oncle d’Alphonse…
– Alphonse ?
– Eh bé !… Alphonse Daudet donc… Le père de Tartarin… Notre « Alphonse ». Il avait sa chambre au premier étage du moulin, c’est là qu’il a écrit son livre….
– Vous m’en direz tant !
– Tout le monde sait cela, « en » Tarascon, et même ailleurs. Demandez plutôt au fils du célèbre romancier… Quel garçon charmant ! Vous le connaissez peut-être ? Non ? Il est venu ici, avec sa femme, en voyage de noces. Il a visité la maison. Ainsi !…
– Ce pèlerinage ! Mais c’est une farce, une galéjade !… Comment avez-vous pu vous y laisser prendre ?
Cette fois, c’était Mistral qui parlait. Et il riait, Mistral ! Il s’amusait vraiment ! Il l’a trouvait « bien bonne » !…
Petite maison de Maillane, où le grand poète de Mireille et de Calendal accueillit si aimablement les pèlerins Bretons venus lui présenter l’encens des bruyères d’Armor, vous êtes un des hauts-lieux de la pensée humaine. Noblesse parfaite dans la parfaite simplicité. Ni à Rosmaphamon, ni à Combourg, je n’ai mieux senti l’étroite communion du génie et de la nature. Mistral, mon maître, quand, au retour de Saint Rémy, vous nous apparûtes sur le fond des Alpilles, dans les roses du couchant, droit et svelte comme un fût de colonne romane, quand vous tournâtes vers nous, sur le chemin, vos pas et votre sourire, il nous sembla que le paysage se déplaçait avec vous et venait aussi à notre rencontre. Oui, un enchantement était sur les choses qui faisait que les champs, les vignes, les platanes, les eaux, les monts, le ciel de Provence s’émouvaient à vos gestes et se pliaient à votre rythme. Et j’ai compris, ce soir-là, que tant de liens, insoupçonnés du profane, vous faisaient l’éternel prisonnier de cette terre sacrée qui vivait encore plus de vous que vous ne viviez d’elle. Il me parut déjà, mon maître, que vous ne seriez jamais un des quarante de l’Académie Française…
Et Tartarin ? Et Daudet ?
Daudet, me dit Mistral, n’a jamais habité Tarascon. Je ne lui ai connu aucun oncle du nom de S… Quand il venait ici, il logeait tantôt chez moi, à Maillane, dans mon ancienne maison, qui fait face à celle que j’habite, tantôt à Fontvieille, dans le moulin d’où sont datées les fameuses lettres…
– Passe pour Daudet, répliquai-je. Mais Tartarin, lui, était de Tarascon. Ca, mon maître, vous ne le nierez pas !
– Tartarin était de Nîmes.
– Hein ?
De Nîmes, comme Daudet lui-même. Il s’appelait Raynaud (on peut bien lui restituer son vrai nom, maintenant qu’il est mort) et il était le propre cousin de Daudet. Il avait voyagé chez les Teurs, il ne parlait que de ses chasses au lion ; il en parlait comme Tartarin, en avançant la lèvre inférieure, avec une moue terrible qui donnait un caractère de férocité bonasse à sa brave figure de petit rentier nîmois. Il se reconnut si bien dans le héros de Daudet qu’il se fâcha net avec celui-ci. Les deux cousins ne se réconcilièrent que sur le tard. Voilà toute la véridique histoire de Tartarin… Pardon ! J’oubliais un détail, mais essentiel. Daudet avait baptisé d’abord son héros : Barbarin… Il n’y a pas de Tartarin « en » Tarascon, ni davantage de Costecalde, de Bravida, de Bezuquet…
– L’annuaire Tarasconnais, que j’ai consulté, ne renferme, en effet, aucun de ces noms.
– Oui, mais il y avait « en » Tarascon un Barbarin, et jamais nom plus belliqueux, plus terrible, ne fut porté par un personnage plus discret et plus effacé. Barabarin dans la rue, rasait les murs. Il cherchait l’ombre, le silence, l’oubli. Ah ! Le pauvre homme, son affolement, son désespoir, quand il apprit que Le Figaro allait publier Les Aventures prodigieuses de Barabarin et de Barabarin de Tarascon qui plus est !… Lui, si modeste, si timide, livré vif à la publicité ! Par ministère d’huissier, il fit sommation au Figaro d’enlever son nom de la manchette du journal. Le Figaro transmit la sommation à Daudet qui se contenta de changer la première et la quatrième lettre de son nom. Et c’est ainsi que Barabarin devint Tartarin.
Barbarin, aujourd’hui, est inconnu ; la célébrité de Tartarin emplit le monde. Le héros de Daudet, d’année en année, grandit, prend une majesté de symbole ; il est mieux qu’une figure nationale : il est un des aspects de l’humanité. Toutes les races ont leur Tartarin, et le mirage provençal n’est lui-même qu’une des variétés de l’universelle illusion. »
Texte de Charles Le Goffic, recueilli par Christian Deflandre, animateur du musée de la carte postale.
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