Voici un site qui a donné lieu à l’édition de plusieurs milliers de cartes postales : les Charmettes près de Chambéry. La maison, où résidèrent durant deux étés successifs Madame de Warens et Jean-Jacques Rousseau, fut classée monument historique en 1905. Si vous n’avez jamais été sur place, les cartes postales vous en donnent une idée générale.
Cependant, si vous pouvez suivre M. René de Chabagnes, journaliste au Gil Blas, qui rend compte de sa visite aux Charmettes dans le numéro du 23/09/1907, vous allez voir que les cartes postales, parfaitement contemporaines de ce témoin, prennent tout à coup une autre saveur :
« Une visite aux Charmettes,
Ce qu’on y voit et comment on y est reçu.
En quittant Chambéry, par un chemin montant et délicieusement ombragé, on arrive aux Charmettes. Le célèbre ermitage, si modeste sous sa toiture grise, présente un caractère de simplicité touchante, d’immuable poésie qui invite au silence et au recueillement.
Des charmilles courent librement le long des murs qu’elles revêtent d’une parure vivante et légère. La beauté des sites environnants, les pentes pittoresques du Nivolet au pied duquel repose Chambéry, et de bien d’autres sommets plus lointains, offrent tout alentour des horizons de noblesse, de grâce et de puissance que l’on s’attarderait volontiers à contempler.
Hélas ! Il faut bien vite en ces lieux quitter toute espérance. Les déceptions les plus imprévues vous y accueillent avec un empressement irritant. Une atmosphère d’humidité et de renfermé, dès le seuil franchi, vous saisit. La salle à manger et le salon qui composent le rez-de-chaussée, à peine meublés et encore moins entretenus, sont tristes et désolés. On erre à travers leur vide, à la recherche de quelque chose d’intéressant. Sur le rebord d’une fenêtre traînent quelques exemplaires écornés et tachés de l’Inévitable Amour d’Alphonse Aderer. Sur un clavecin, la maquette en plâtre d’un prochain monument insignifiant, où Rousseau sera représenté, descendant de la montagne…
Aux murs, des autographes, des portraits de Mme De Warens et de l’auteur d’Emile, quelques pages de la musique du Devin de village. Enfin, couvrant une table, d’inévitables cartes postales marquées d’un cachet spécial et un registre d’inscription. Je feuillette ce registre. J’y découvre, parmi les plaintes et des aveux de femmes, d’amants, des témoignages banaux d’admiration, quelques fortes sottises, consciencieusement signées, du genre de celle-ci : « Prière de supprimer les vapeurs qui ne se trouvaient pas sur le lac Léman en 1.726 », « O fureur de se distinguer, s’écrirait Rousseau, que ne pouvez-vous point ! ».
Je veux prendre note d’un aussi remarquable document.
Une jeune servante surgit devant moi :
– Monsieur, ça ne se fait pas. On n’a pas le droit de copier ici !
– Mais, mademoiselle, ce registre n’est ni un manuscrit de Rousseau inédit, ni un document original. C’est un recueil des sottises du public qui doit, en bonne justice, appartenir au public.
– Ça ne fait rien. On m’a défendu de laisser copier, dessiner, photographier quoi que ce soit. Voulez-vous me suivre.
– Vous voulez me présenter au conservateur ?
– Non, monsieur ; il n’est pas là. Je veux vous faire visiter le premier. Après quoi, vous reviendrez ici, si ça vous fait plaisir.
Nous montons l’escalier de pierre qui aboutit à l’oratoire de Mme De Warens. La chambre de celle-ci y fait suite, puis celle de Jean-Jacques Rousseau.
Une troupe de visiteurs déambulait déjà dans ces chambres. On échangeait des réflexions, mais quelles réflexions !
– J’ai lu LES CONFESSIONS, déclarait une jeune femme, sur le ton d’une révélation. C’est bien ça. C’est assez confortable pour une maison de campagne.
– Oh ! Moi aussi, s’exclame la petite bonne en se rengorgeant, j’ai lu LES CONFESSIONS, il y a trois ans. Mais ça n’est pas très édifiant. Et puis, ajoute-t-elle avec une moue de dédain, un homme qui a épousé une femme qui n’était pas de sa condition et qui a abandonné ses cinq enfants à l’Assistance !
– Un bien triste personnage, poursuit un autre avantagé d’une magnifique barbe rousse. Mme de Warens était plus intéressante que lui, certes, et c’est son souvenir surtout qu’on respecte en cette maison. Car enfin, Rousseau n’était qu’un s… !
Le mot tombe, brutal, sur l’assistance. Personne ne réplique. Chacun promène des regards vagues, indifférents sur le lit bas de la bienfaisante « maman », lit dont le couvre-pieds rongé, déchiqueté, s’effiloche lamentablement, sur sa table à ouvrage, sur la bibliothèque où voisinent Homère et Boileau, sur les fauteuils, sur la glace à encadrement massif et jusque sur le papier qui tapisse les murs, papier de l’époque, conservé grâce à une application sur bois.
La grossièreté et le bavardage de ces gens, figés dans l’attente stupide de je ne sais quelle surprise de polichinelle, gênent cruellement. On voudrait qu’évoque, seul et avec une tendre pitiés, le souvenir des deux singuliers amants, de leur vie, de leurs passions, de leur spiritualité…
Pour me livrer à cette songerie, je redescends au salon et m’accoude à une fenêtre. Quelques minutes passent…
Tout à coup, j’entends crier derrière moi :
« Où est-il, ce monsieur ? »
Je me retourne. Une petite femme, en peignoir rose, s’avançait vers moi, ardente et coléreuse :
– Monsieur, on ne doit pas rester ici. La maison n’est pas ouverte pour qu’on s’y installe !
– Mais, madame, il n’y a pas une demi-heure que je suis entré. Êtes-vous donc conservatrice de cette maison pour me parler de la sorte ?
– Non, monsieur, je suis la belle-sœur du conservateur.
– Dans ce cas, madame, veuillez me donner une feuille de papier à lettre, afin d’adresser une demande au conservateur.
– Je n’ai pas de papier à lettre. Vous écrirez au conservateur si bon vous semble. Vous n’avez pas, je pense, la prétention de séjourner ici toute la journée, comme certains Anglais…
La servante de l’aimable belle-sœur de M. le Conservateur insinue ici craintivement :
– Monsieur est peut-être journaliste.
– Journaliste, riposte avec hauteur sa maîtresse, nous savons ce que c’est qu’un journaliste. Nous venons bien d’avoir tout à l’heure la visite du ministre du travail, M.Viviani. Et puis, ajoute-t-elle, moins rudement, si vous êtes journaliste, vous n’aviez qu’à le déclarer. Nous nous serions mises à votre disposition.
– Vraiment, madame. Croyez bien, qu’au contraire, je préfère de beaucoup votre méthode habituelle de traitement.
– Mais, enfin, monsieur, quel reproche avez-vous à nous faire ?
– Aucun, madame, sinon de représenter avec un zèle excessif, déplaisant et maladroit, bien que dans une tenue quelque peu familière, une administration aussi superflue que prétentieuse.
– Nous recevons des ordres très sévères de Chambéry.
– Je le déplore, madame, et surtout que vous les interprétiez si étroitement. Naguère, avant que ne fussent édictées vos prescriptions ridicules et tatillonnes, on visitait les Charmettes en toute tranquillité et l’on pouvait s’abandonner à ses méditations à l’heure et pendant le temps qui vous convenait. Nul préposé par une quelconque municipalité ne vous bousculait d’explications grotesque et ne vous expulsait, aussitôt la cotisation versée. De plus, les dépendances, aujourd’hui fermées – et pourquoi ?- étaient ouvertes et gardées par un vieillard discret et silencieux. C’était le bon temps, madame. Vos gens de Chambéry font payer bien cher leur générosité d’un jour. Et ce n’est point leur délicatesse qui les honore ».
Je laissai l’arrogante belle-sœur sous l’effet de cette petite protestation. Mais, prise d’une pensée soudaine : « Si monsieur est journaliste, je le prierai de laisser son nom. Monsieur, dit-elle en me lançant un regard soupçonneux, doit avoir un coupe-file ? »
Alors, bien persuadée que j’usurpais la qualité de journaliste et que mes plaintes n’étaient rien moins que saugrenues, elle me dévisagea avec mépris, puis me ferma violemment la porte au nez.
J’en suis encore tout confus… »
René De Chavagnes, texte recueilli par Christian Deflandre, animateur du musée de la carte postale.