Les cartes postales ont joué un rôle non négligeable en ce qui concerne la popularité de nombreux artistes de la Belle Epoque. Qu’il s’agisse de femmes fatales nourrissant de leurs amours mondaines le « qu’en dira-t-on » des coulisses des salles de spectacles parisiens, jusqu’à la dernière des dernières figurantes de café-concert, toutes ont cédées aux demandes des photographes pour avoir le privilège d’être éditées en cartes postales.
Celles pour qui les têtes couronnées dépensaient des fortunes pour déposer à leurs pieds toutes sortes de cadeaux et bijoux somptueux, pouvaient également nourrir les fantasmes prolétaires, pour la modeste somme de 5 centimes, prix d’achat d’une carte postale : Sarah Bernhardt, La Belle Otéro, Liane De Pougy, Emilienne d’Alençon, ..
Il y avait aussi Cléo De Mérode qui occupait une place à part, symbolisant l’idéal féminin angélique. Danseuse formée à l’Opéra de Paris, elle sait parfaitement jouer de sa physionomie au regard mélancolique qui donne à ses clichés un charme nimbé de mystère.
A partir d’originaux essentiellement réalisés par Reutlinger, de nombreuses cartes postales lui sont consacrées allant du simple portrait jusqu’à de curieux photomontages à tendance surréaliste.
Nous allons la rencontrer lors d’une tournée en Suède, sous la plume de J. Ernest-Charles, rédacteur au Gil Blas, dans un numéro du 24/08/1903.
Cléo de Mérode à Stocklolm
« Français, nous ne connaissons point tout notre bonheur, et toute notre force. Nous avons à Paris une ballerine dont la grâce est sans seconde. Nous l’admirons, certes ! Et bien entendu, nous l’aimons. Mais nous introduisons dans note admiration et dans notre amour je ne sais quel laisser-aller. Nous badinons sur ce petit chef-d’œuvre de la nature. Nous exprimons l’enthousiasme qu’elle nous inspire nécessairement avec une familiarité satisfaite. Nous racontons avec une complaisance peut-être coupable de fallacieuses anecdotes, et nous sommes contents de nous. Mais nous avons tort de raconter de fallacieuses anecdotes et nous avons tort d’être contents de nous. Ah ! Sachons avoir un respect religieux de la beauté des jeunes femmes ! Elle nous est en France au plus haut point agréable. A l’étranger elle nous est bienfaisante plus que tout le reste. Son utilité nationale dépasse, ai-je besoin de le dire, la vertu de nos diplomates ; elle est supérieur à l’influence discutée de nos écrivains… La beauté Française est reine et souveraine. Gloire à elle ! Elle nous sert bien, servons–la bien ! Gloire, gloire à elle !!
Cléo De Mérode à Stockholm ; c’est naturellement un évènement parisien, mais c’est aussi un évènement suédois. Je confesse très volontiers que ma présence dans le pays de cette latitude n’est pas un évènement suédois et qu’elle n’est même pas un évènement parisien. Mais Cléo De Mérode triomphe, et je ne suis pas jaloux. Pour ne rien vous celer, j’y suis venu, convié à faire à l’Université d’Upsal un certain nombre de conférences sur notre littérature française d’aujourd’hui. Un de nos excellents et très distingués confrères de la presse parisienne, M. Gaston Rouvier, rédacteur au Temps, m’accompagne, chargé d’une tâche analogue à celle qui m’incombe. M. Gaston Rouvier, on le sait, par ses nombreuses études épandues ici et là, est fort instruit des questions de politique extérieur et coloniale, sur lesquelles on peut écrire tant de choses si plaisantes et si sérieuses. Il est, d’ailleurs, très spirituel en voyage, comme le doivent être, je pense, et comme le sont tous les rédacteurs du Temps, pour faire plaisir à leur directeur. Il est le plus aimable des compagnons de voyage et le plus précieux des compagnons d’armes. N’empêche que lorsque nous débarquons à Stockholm l’autre matin, par une pluie battante, nous sommes des missionnaires bien fatigués de la civilisation Française dans le Nord…
Midi… Midi ne nous semble point ici le roi des étés épandus sur la plaine. Midi, c’est la pluie insolent et rageuse, la pluie qui noie la ville entière et confond le ciel avec les lacs ondulants qui se rejoignent à travers Stockholm. Midi ! Nous venons de déjeuner derrière les rideaux baissés des grandes fenêtres, car pendant les deux heures de l’office, il n’est point permis à un mortel de regarder les spectacles de la rue. Nous allons pouvoir enfin dans un salon de ce Grand-Hôtel qui s’étend, pimpant et cossu, en face du morne mais grandiose palais du Roi, considérer la pluie qui tombe, la pluie infatigable et morose, la pluie impérieuse, la pluie forcenée, lorsque soudain, mais oui, c’est elle, on n’en peut douter, c’est elle, « INCESSU PATUIT DEA ». Cléo De Mérode est apparue ! Il faudrait être aussi triste que le ciel suédois pour ne pas sourire. Le ciel demeure lugubre, mais cette apparition illumine la salle comme un joli rayon de soleil jeune.
Eh quoi ! Cléo De Mérode était à Stockholm et je l’ignorais encore. Elle était dans cet hôtel et je ne le savais pas ! Décidément, le voyage ne fut pas trop long puisque nous avons l’inappréciable joie de dormir non loin d’elle, sous le toit qui l’abrite ! Décidément, l’heure est exquise, malgré la pluie. Et faute de mieux, ne pourrions-nous point fumer un nouveau cigare ?
Il n’est pas terminé que déjà j’ai entendu proclamer de toutes parts les louanges de l’adorable Cléo De Mérode. Ici tout le monde parle d’elle, tout le monde veut l’avoir vue, et la veut voir encore. Tout Stockholm pour Cléo De Mérode a les yeux des plus célèbres Rodrigues de notre temps. C’est une admiration totale de la Cour à la ville, de l’armée au commerce, de l’aristocratie au peuple, des jeunes gens aux vieillards, et les femmes elles-mêmes lui sont indulgentes. La France a conquis la Suède !
Cléo De Mérode a conquis Stockholm, elle a conquis en même temps tous les habitants des cités environnantes, que des trains peuvent amener au spectacle. Elle règne sur la capitale et sur sa grande banlieue. Elle règne sur Uppland, sur la Scanie, sur la Dalecarlie, sur le Sodermanland. Au nom de la France, merci !
Elle est venue donner quelques représentations au Cirkus-Variété. Elle danse avec son art accoutumé qui n’est pas indigne d’estime, mais qui n’atteint pas la perfection définitive et ne donne pas l’impression absolue du génie, si je l’ose dire. Et cependant c’est une admiration qui est plus que voisine de l’adoration. J’ai sous les yeux un important journal illustré de Suède : « PUCK ». Il lui consacre en première page une grande gravure. Cléo De Mérode est représentée comme un petit Bouddha des plus sympathiques. Elle tient dans ses mains un plateau où brûlent symboliquement des cœurs humains. Et elle croise avec une effrayante solennité ses belles jambes nues. Elle les croise et devant elle à genoux, des Suédois et des Suédoises de toutes les origines sociales et de toutes les provinces l’adorent avec une dévotion frénétique et semblent chanter un hymne à la déesse :
Ton souffle égal et pur fait comme un bruit de rames,
C’est ton rêve qui fuit vers des bords enchantés…
Je veux ceindre humblement de mes bras prosternés
Tes pieds, tes beaux pieds nus frileux comme la neige
Et pareils à deux lys jusqu’au sol inclinés.
Et tous les journaux constatent le « Cléoïsme » ou la nouvelle religion : car tels sont les mots qu’ils emploient. Et ils célèbrent Cléo la divine, Cléo la céleste, la suave, la délectable Cléo. Ils disent que sa beauté est faite pour inspirer Raphaël et Rubens, Schiller et Goethe, tous les musiciens et tous les poètes Suédois. Ils disent que c’est une beauté Grecque, une beauté du Directoire. Ils disent sur tous les tons : « Quelle déesse, la petite Mérode (sic) ». Et tous les soirs au Cirkus, c’est un frémissement d’acclamations sans fin. On l’attend à la sortie, et la foule admirante pousse vaillamment ses hourras ! Et lorsque Cléo De Mérode traverse les rues, elle fend les flots pressés d’un peuple d’adorateurs !
Et, notez-le, Français frivoles et prompts aux plaisanteries, les Suédois ne vantent pas seulement en « la petite Mérode » la pureté des lignes, la grâce des traits, l’harmonie du visage, l’eurythmie des gestes ; ce qui les a séduits surtout, c’est la réserve extrême de sa tenue, l’aristocratique distinction de ses manières (sic) ; c’est le sourire enfantin et malicieux de ses beaux yeux ingénus, la délicatesse virginale de sa physionomie toute entière… « Elle était tellement innocente ! » Semblent fredonner comme en extase tous les Suédois près de la déesse. La précieuse petite ballerine de Paris représente à Stockholm la vertu Française… Elle réhabilite, elle embellit, elle ennoblit pour les Suédois (quelques fois austères) les arts et celles qui s’y adonnent. Son triomphe est sans pareil. De longtemps dans l’accueillante Scandinavie, vous ne serez pas oubliée. Votre souvenir durera longuement dans les cœurs Suédois et sur les cartes postales illustrées.
Hélas ! Petite Cléo conquérante et placide, il faut vous quitter : au reste, Gottembourg vous appelle et Malmoe vous attend ! Quant à nous, plus discrets, nous partons pour Upsal. Dans le train qui nous y conduit nous rencontrons le gouverneur de la province d’Uppland dont Upsal est la capitale. C’est un grand fonctionnaire de qui dépend toute l’administration d’un territoire qui dépasse en importance plusieurs de nos départements réunis ; il est à l’abri des coups du sort politique, il est presque inamovible. Ce doit être un homme très grave. Justement, notre ami, M. Lucien Maury, l’éminent lecteur Français de l’Université d’Upsal, qui travaille avec un dévouement efficace pour la propagation de la culture Française dans les milieux intellectuels de Suède, nous présente à lui. Ciel ! Va-t-il nous parler de nos conférences, de notre manifestation et nous arracher au charme des voyages dans ces pays si nouveaux pour nous. Non pas, M. le gouverneur est un homme de goût et d’esprit. Il a l’élégance avenante d’un ami du Roi, et la cordialité bonhomme d’un préfet républicain. Et il ne nous parle pas de nos conférences, M. le gouverneur ; non, c’est de vous qu’il nous parle, ô Cléo De Mérode !
Nous lui répondons volontiers et c’est en votre honneur, croyez-le, jeune triomphatrice, qu’il nous invite à monter en son sévère château féodal qui écrase Upsal, boire quelques coupes de champagne Français.
Et je me dis : que peut mon zèle modeste de conférencier Français ? Une seule chose est forte, même en Suède, pour animer les esprits et les cœurs : c’est la beauté des femmes ! »
Témoignage de J. Ernest-Charles recueilli par Christian Deflandre, animateur du musée de la Carte Postale.
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