Après l’amère défaite de 1870, la France perdait l’Alsace et la Lorraine. Dans les années qui suivirent, il se créa un sentiment de revanche, entretenu par diverses ligues patriotiques, visant à libérer les deux provinces du joug Allemand. Des écrivains, des poètes, des peintres, des caricaturistes ne manquaient aucune occasion d’évoquer dans leurs œuvres la reconquête des deux provinces.
Avec l’explosion du marché de la carte postale, les mêmes revendications furent mises à jour.
Force est de constater qu’en Alsace Lorraine, les imprimeurs Allemands produisaient de superbes « GRUSS AUS… » (assimilables à nos « Souvenirs de Ville »). Ces « GRUSS AUS… » étaient parés de couleurs éclatantes, parfois gaufrés, parfois agrémentés d’encre d’or ou d’argent. Rien ne semblait assez beau, pour montrer la suprématie Allemande dans le domaine de l’édition de cartes postales, d’autant plus qu’ils excellaient dans la technique de la chromolithographie. Dans ces conditions les villes et sites remarquables d’Alsace Lorraine, étaient magnifiés, sublimés, non sans rappeler clairement qu’ils étaient sous domination Allemande.
Confrontés à cette « invasion cartophile », les éditeurs Français luttaient à leur manière.
L’IMAGINATION SANS FRONTIERE
Pour éviter des déplacements trop onéreux, les photographes Parisiens reconstituent des « scènes frontalières » dans leur studio de prises de vues (voir à ce sujet notre article sur le métier de photographe en carte postale). Dans tous les bons studios de photographes il serait impensable de ne pas avoir (parmi de nombreux accessoires divers et variés) au moins un poteau-frontière Français. Et pour davantage de réalisme, il faut également disposer d’un poteau-frontière Allemand car ils sont par nature mitoyens. On engage des figurants de tous âges, que l’on habille avec des costumes traditionnels Alsaciens et Lorrains, et enfin place à la mise en scène. Les clichés nous montrent des adultes ou bien des enfants qui, du côté Allemand regardent invariablement depuis le poteau-frontière, avec tristesse et envie vers le sol Français ! Légendes à l’appui, tous ces gens ne rêvent que d’une chose, réintégrer le territoire de la République Française. Le poteau français se dresse dans le décor comme une promesse de bonheur. En revanche le poteau allemand est souvent malmené, couché au sol, foulé au pied et parfois carrément brisé !
Voilà en quoi consistent les clichés réalisés en studio, mais qu’en est-il en situation réelle ?
EN DIRECT DEPUIS LA FRONTIERE
Principalement dans les villes-frontières, après avoir reproduits les différents aspects de la localité, ils choisirent comme sujet de prédilection de photographier les poteaux frontières. Dans l’inconscient collectif, il semble bien que l’image du poteau frontière symbolisait d’une part une limite infranchissable pour tout ennemi extérieur, et d’autre part le lieu de passage dans l’espoir d’un retour vers la mère patrie.
En fait le poteau frontière tout seul n’offre que très peu d’intérêt. Pour en tirer le meilleur profit il faut lui ajouter des personnages qui par leur présence et par leur attitude vont lui conférer un aspect plus allégorique.
Les clichés se voulant les plus rassurants, sont probablement ceux qui nous montrent la frontière où se trouvent amassées des troupes françaises, l’arme au pied, comme dans l’attente d’une invasion tout à fait improbable et que leur seule présence devrait décourager.
Tout naturellement la frontière étant un endroit spécialement contrôlé, on ne peut éviter la présence de forces de l’ordre ou de douaniers sur ce genre de cliché. Dès qu’un photographe se présente à la frontière, les fonctionnaires français viennent se camper devant l’objectif pour bien montrer qu’ils sont là, fidèles à leur poste. Immanquablement les mêmes fonctionnaires allemands viennent se poster de l’autre côté du poteau pour que l’on sache bien qu’ils sont tout aussi vigilants que leurs confrères. Tenues et uniformes impeccables, torses bombés, attitudes martiales, pas question de passer pour des mauviettes.
En dépit du calme apparent qui semble régner de part et d’autre de la frontière, il n’en reste pas moins que l’éditeur des cartes postales dispose également du pouvoir des mots pour illustrer les images. C’est le cas pour la carte postale ci-dessous, représentant le poste frontière de la SCHLUCHT où les fonctionnaires se font face. « En chiens de faïence » précise la légende.
Il était plus difficile de photographier des poteaux-frontières sans la présence de militaire. Nous ignorons si pour les clichés suivants, les poteaux ont été plantés dans le décor uniquement le temps de la prise de vues, ou bien s’ils se trouvaient réellement dans le site. Ce qui est certain c’est que l’Alsacienne et la Lorraine en costumes traditionnels sont bien des figurantes. Tendant le bras en direction de la France ou bien contemplant le sol français avec la plus grande tristesse dans les yeux.
Encore plus explicite cette carte postale intitulée « Hommages à la France » où l’on voit une petite Alsacienne offrir un bouquet de fleurs aux douaniers français agrémentée de cette légende : « Non, nos Frères, ce ne sont pas les 43 ans qui suffisent pour changer nos sentiments » voyagée et oblitérée en 1913.
Il est possible de trouver de nombreux autres exemples de ce type de cartes postales mettant en scène des personnages autour des poteaux-frontières. Ce qui montre pour le moins que le public appréciait ce genre de cartes postales et que les éditeurs s’ingéniaient à approvisionner les présentoirs. Ces cartes pourraient fournir à elles seules un thème de collection, en cherchant à suivre le tracé des postes frontières, tout comme certains collectionneurs reconstituent des lignes ferroviaires gare par gare.
FIGURANT… ? UN METIER A RISQUES
Inutile de préciser que du côté allemand les photographes opèrent avec la même assiduité pour fournir les éditeurs. Ce qui parfois peut conduire à des dérapages. Nous en trouvons un exemple dans le n°858 de la REVUE DES ARTS GRAPHIQUES de 1908, sous le titre :
La Fabrication des Cartes Postales.
Voici un fait divers qui est très intéressant pour les imprimeurs et éditeurs de cartes postales. Depuis quelque temps étaient mises en vente des cartes postales représentant côte à côte, au poteau frontière, un gendarme allemand et un gendarme français. Et la légende de la carte indiquait : « Au poteau frontière à ARRACOURT ». Les gendarmes de cette brigade s’émurent quand ils eurent connaissance de la publication de ces cartes. Le point de la frontière où étaient prises les photographies mises en vente était bien celui où est dressé le poteau frontière ; mais le gendarme qui y figurait n’était point de la brigade et n’était connu par aucun de ses collègues. Les gendarmes finirent par reconnaître en lui un jeune homme d’ARRACOURT (Meurthe et Moselle). Notre homme, interrogé, avoua qu’un photographe allemand lui avait proposé de « figurer » un gendarme français près du poteau frontière où était venu un gendarme allemand. L’uniforme nécessaire fut prêté par la veuve d’un ancien gendarme qui avait conservé celui de son mari. Procès-Verbal a été dressé au jeune homme pour port illégal d’uniforme.
Autrement dit, on ne plaisantait pas avec la loi dans la Meurthe et Moselle !
Nous aurions aimé vous montrer cette carte, vraisemblablement d’un éditeur allemand, mais en dépit de nos recherches nous ne l’avons pas trouvée. Peut-être qu’un lecteur de ce blog en possède un exemplaire, sans connaître l’anecdote qui s’y rattache, et qu’il nous en enverra un scan que nous ferons figurer ici. A défaut de vous montrer un « faux gendarme » nous vous en montrons d’authentiques à la frontière d’ARRACOURT, avec la carte postale suivante qui représente une scène de frontière sortant quelque peu de l’ordinaire, ces « romanichels Serbes et leurs Ours », expulsés par la France à qui l’on interdit de pénétrer en Allemagne. Nous ignorons où ils ont pu se rendre. Ce qui est certain, c’est que plus d’un siècle plus tard les frontières de France et de l’Europe posent toujours de nombreux problèmes.
Joana Furió
1 9 mai 2017Merveilleux, comme toujours!
Christian DEFLANDRE
1 13 mai 2017Merci