Peut-être n’avez-vous jamais visité le Château de Fontainebleau situé à 60 kilomètres de Paris ? Ce lieu chargé d’histoire a ouvert ses portes au public à la fin du XIXème siècle.
Comme pour tous les sites semblables recevant de nombreux touristes, des cartes postales reproduisant les divers aspects du château ont été éditées, vendues sur place, puis ont voyagées dans le monde entier et ce depuis plus de cent ans. Il est fréquent de nos jours, de retrouver ce type de cartes postales. Longtemps boudées par les collectionneurs, (car trop abondantes et témoignant d’une époque antérieure à l’Âge d’Or), elles n’ont que peu de valeur commerciale, mais présentent un réel intérêt documentaire pour qui n’a jamais visité les lieux.
C’est à l’aide de ces cartes postales, et surtout en compagnie d’un journaliste non dénué d’humour J. Ernest-Charles qui nous relate sa visite dans le Gil Blas du 25/08/1904 que nous allons vous convier à pénétrer dans le château :
« Le peuple visite les Châteaux des rois.
C’est à Fontainebleau.
Entrés par la Cour des Adieux, les touristes sont moins impressionnés par le grandiose souvenir historique de cette cour imposante, dont ils ignorent d’ailleurs le nom, que par le soleil lourd dans cette immense étendue, dépourvue d’arbres tutélaires, et le vent qui, bien malhonnêtement vous envoie de la poussière dans la figure. Mauvais début. On est peu disposé à l’admiration. Le peuple ne réussit pas son entrée.
Il continue cependant, car il est là pour marcher et visiter. Il marche et il visite. Belle occupation de vacances pour les familles « où il y a des enfants » qu’il faut instruire tout en les amusant. Il marche et il visite.
Le peuple de France ayant traversé, dans le soleil éblouissant et la poussière aveuglante, la noble Cour des Adieux, parvient au Pavillon de Charles IX, par où l’on a coutume de s’introduire dans les appartements du château. Charles IX, avons-nous dit. Et déjà il faut penser à Louis-Philippe, tant de rois ont habité à Fontainebleau ! Louis-Philippe les écrase tous de sa majesté plus moderne et de son « bourgeoisisme » ennemi des arts. Il a touché à tout ce qu’avaient fait ses prédécesseurs. Il a touché à tout, pour le gâter. Louis-Philippe nous suivra dans tout le Palais. Nous le retrouverons partout, derrière ou sur les portes, au plafond ou contre les murs ou sur le parquet, partout, partout.
Vous n’avez pas franchi la porte, et déjà voici Louis-Philippe. Au fronton du pavillon de Charles IX, sur plaque noire – « regrets éternels » à l’usage des négociants cossus – on nous apprend que Charles IX fut roi des Français, à moins qu’il ne fût roi des Francs…, FRANCORUM REX. Horreur, anachronisme, monstruosité ! Mais nous sommes ici pour tout voir et tout accepter. Allons ! Du courage ! Pénétrons, nous, enfants du peuple dans ce château de nos rois !
C’est une petite caravane de touristes, sans grandeur et sans gloire. Bicyclistes poussiéreux et qui ont l’air d’avoir été désarçonnés. Bourgeois plus propres, arrivés par voiture, des villages avoisinants où l’on villégiature à bas prix et avec un confort modeste. Jeune commis parisien, marié récemment, serrant de près sa « moitié » déjà pimbêche. Un père et sa fille. Une mère et son fils. Des « fiflots ». Une famille d’Anglais : c’est indispensable. Des paysans de tous les âges… Troupe bigarrée, pas exigeante, contente déjà de tout ce qu’on lui montrera, et qui s’avance timidement vers la porte où passaient les rois.
Timidité que je comprends. Derrière les portes vitrées, menacent des gardiens autoritaires. Ils sont trois qui mesurent les visiteurs du regard. Ils les considèrent avec une haine méprisante dont je demeure confondu. Ils pèsent, ils jaugent. Ils crachent par terre. Et d’un pied impérieux ils nettoient la souillure trop significative. Misère de nous ! Comme un groupe disparate de visiteurs bien intentionnés a peu de valeur aux yeux de ces fonctionnaires du palais !
L’un des gardiens va diriger la bande. Fonçant sur l’ennemi, il se sépare de ses camarades. Il s’avance hautain et rogue. Il a bien observé « son monde » gens de peu. Tournée peu fructueuse. Décidément, rien à faire pas ces temps. Sale métier ! Et, déjà rageur, il commande les premiers mouvements.
Interloquée, la troupe des visiteurs falots ne sait plus si elle doit regarder les appartements du château ou celui qui a l’honneur d’en être le gardien. Elle est poussée immédiatement dans la chapelle des Médicis. Elle regarde ébahie les dorures. Le gardien du château, qui donne bien l’idée de ce que peut être un garde chiourme, modère ses explications. Il ne dit qu’un petit nombre de mots insuffisants. Il consacre ses forces à ne pas se fatiguer. La triste troupe quitte la chapelle « sans bien savoir » ce dont il s’agit.
Mais on va aux appartements de Napoléon. Napoléon ! C’est un nom connu. Napoléon a été empereur. Tout le monde sait ça, et que c’était un homme qui n’avait pas froid aux yeux. Il semble que cette pensée communique un peu d’énergie, de hardiesse aux visiteurs. On pressent que, malgré le gardien dont la tyrannie les obsède, quelques-uns d’entre eux auront le courage de regarder ce qu’ils sont venus visiter.
Ils voudraient, non pas se disperser à travers les salles, mais s’attarder à quelques objets, à quelques tableaux qui les attirent particulièrement. Or, le gardien presse, presse. Il s’est aperçu des velléités de résistance de deux ou trois de ses prisonniers. Craignons le courroux de cet homme puissant.
Un grand diable qui accompagne sa fille, et qui semble avoir une certaine culture, et qui est certainement myope, demeure toujours le dernier du groupe, le gardien vient à plusieurs reprises le chercher brusquement dans la salle où « on n’a pas le droit » de rester quand la foule est sorite. A la fin, le visiteur se rebelle et ma foi, il eng… le gardien avec une certaine vivacité, heureuse compensation à d’autres pusillanimités trop visibles. Il est sage de protester, et je l’approuve de tout mon cœur ; mais il a tort de mêler à sa protestation des idées générales, et je redoute que sa protestation ne soit immédiatement affaiblie. Il dit qu’il paye des impôts comme tous les Français et qu’il a le droit « de voir ce qu’il veut voir, et qu’il veut voir ce qu’il a le droit » de voir. Il dit que « les Français se laissent mener » par des fonctionnaires qu’ils payent et que lui ! … Ah ! Lui, il entreprend un rôle difficile. Les uns approuvent d’autres ricanent doucement. Le gardien, un moment ahuri (non, a-t-on jamais vu ça) reprend sa marche et presse le pas ! Le protestataire, à chaque salle, demeure loin derrière les autres et se fait attendre de son mieux. La « gent moutonnière » commence à trouver qu’il est gêneur. Quelques-uns d’esprit badin, ne se préoccupent plus que de savoir s’il persistera jusqu’au bout, dans son attitude ; quand ils le voient rester bien en arrière, ils sourient. S’il reste un peu plus en arrière, ils « rigolent ». Et voilà comment le peuple de France visite les châteaux de ses rois !
Il regarde cependant tout autour de lui.
Alors, on peut différencier et « classer » les mentalités. Ceux-ci, ne sont intéressés que par la richesse des tapisseries, des ameublements, des tapis. Ceux-là ne sont sensibles qu’à l’étrangeté de certaines « pièces » rares. Et ce qui les « épate » le plus au cours de leur visite, c’est la grande table ronde de la salle du Conseil des ministres de Napoléon. Elle a quatre, cinq ou six mètres de diamètres, je ne sais plus au juste, et elle est d’une seule pièce ! Ebahissement des visiteurs !
D’autres ont certaines notions des styles, et déjà, en arrivent à juger, d’après les différences des styles, de la différence des époques. Certains comparent les portraits des rois ou de reines à des portraits qu’ils ont vus ici ou là, dans des manuels d’histoire, et ils se flattent de les « reconnaître ». C’est charmant et c’est touchant.
Un certain nombre éprouvent de l’émotion à contempler au passage – et on passe vite – le bureau de campagne de Napoléon 1er, plus encore, le petit guéridon si humble et si pauvre sur lequel il écrivit et signa son acte d’abdication. Ils ont le sentiment assez net de la majesté des évènements historiques qui furent préparés auprès de ces tables d’apparence si discrètes. L’émotion de ces visiteurs « d’élite », auxquels parle encore l’histoire, grandit, lorsque, dans la bibliothèque, ils sont admis à voir le fac-similé de l’acte d’abdication. L’écriture violente, furieuse, la grosse tache d’encre au milieu, l’irrégularité des lettres et des lignes ; tout cela est pour eux extrêmement significatif. Ils échangent à haute voix leurs impressions qui ne sont pas sans simplicité, mais qui ne sont pas sans noblesse. Quelques-uns disent familièrement : « Un rude moment à passer. Ce qu’il devait être embêté en écrivant ça ! C’était un homme tout de même ! »
Le gardien pratique, et qui fait de moins en moins de zèle, profite de cette petite émotion des visiteurs, et, montrant d’un geste négligent et dédaigneux la longue galerie où s’étend la bibliothèque, décide péremptoirement : « Inutile d’aller jusqu’au bout ; rien de particulièrement intéressant »… et embarque pour d’autres rivages ses passagers dociles !
On ne peut le nier : l’acte d’abdication émeut plus fortement que la cote de mailles de Monaldeschi que, par une bizarrerie que je ne puis m’expliquer, on a placée tout auprès. Le public regarde bien avec curiosité la cotte de mailles épaisse et percée de deux trous par où passa la mort. Mais qu’est-ce au juste que Monaldeschi ? Qu’est-ce au juste que cette Christine de Suède qui, n’ayant pas froid aux yeux, si j’ose dire, le fit tuer après l’avoir aimé ? C’est trop demander aux visiteurs ; et, surtout, c’est trop demander au gardien qui s’en va et ne veut rien savoir.
Et maintenant braves visiteurs, courez, courez, parmi les salles du château. Le gardien vous entraîne en sa course vertigineuse. Le berceau du Roi de Rome vous émerveille une minute, que dis-je ? Une seconde, car le temps du gardien est précieux ; il vous émerveille aussi le lit de Louis XIV que cette bonne tête de Louis-Philippe a fait élargir !! Mais courez, courez, parmi les salles ! Le gardien précipite votre course…Enfin, il est à la porte. Il vous tend la main. Il a gardé son mépris ; car vous êtes décidément des gens de peu ; mais son mépris est devenu obséquieux. Il vous tend la main. Vous savez ce qu’il vous reste à faire…
Eblouis par tant de couleurs éclatantes, et tant de somptuosités diverses, harassés par cette chevauchée frénétique à travers l’histoire, vous confondez autour et alentour, Marie-Antoinette avec Madame de Maintenon, Pie VII avec Monaldeschi. C’est ainsi que le peuple de France visite les châteaux des rois !
Mais le protestataire de tout à l’heure a persisté dans sa protestation sublime et incomprise. Il a regardé minutieusement la galerie des Assiettes. Il sort le dernier, et roide, il passe, avec sa fille devant le gardien qui s’étonne encore de ne rien recevoir.
La troupe qui l’attendait, rit de bon cœur, et, n’en doutez pas, elle rit de lui. Alors le jeune « calicot » s’approche du gardien et lui dit : « Non, si c’est pas malheureux de voir de pareils loufoques, ». Et la petite Pimbêche qui l’accompagne est fière de son mari. »
Texte de J. Ernest-Charles.
Et après tant d’émotions une petite promenade en barque devant le château de Fontainebleau s’impose…
Delbouis
0 29 décembre 2017Extraordinaire et tellement réaliste ce récit de la visite d’un château! On a tous vécu cela, mais jamais on ne l’aurait si bien narré…